Résidence de création pour Les Contes du Cerf en France
octobre-décembre 2023

Il fût un temps où les arbres, les animaux et les hommes parlaient la même langue. Aucun être, qu’il soit immense ou minuscule, ne se sentait supérieur aux autres. La magie était comme un serpent qui se mord la queue. Mais le serpent a été tranché en deux. La tête est montée vers le ciel, à la recherche de la vertu, alors que la queue est restée sur le sol, aux côtés des autres êtres de la Terre Mère. Depuis lors, la tête cherche à détruire la queue.

L’intention des Contes du Cerf est de parcourir les Terres Fertiles, recompilant et racontant les histoires de résistance de peuples autochtones. Les vents nous ont d’abord, en 2019, emportés vers l’un des confins du Continent: l’Alaska. Puis, le vent a tourné vers les Terres antiques, l’Europe, nous soufflant qu’il y avait quelque chose à faire sur cette terre lointaine qu’on appelle France, terre qui est aussi la nôtre et le point de rencontres de nos chemins.

Nous savions que nous aurions les conditions matérielles et le temps nécessaire pour créer. Nous savions que nous aurions, aussi et surtout, le soutien inconditionnel et inestimable de notre famille pour l’enthousiasme, l’affection et la logistique: une production de rêve!, et la présence d’ami.es de long chemin qui offriraient à l’intention du Cerf leurs regards précis, précieux et généreux.

Deux mois avant le voyage, la construction des marionnettes bâtait son plein. Nous voulions que tous les matériaux des marionnettes représentant les peuples autochtones proviennent de la terre, de notre entourage, de la rivière à côté de la maison. Nous voulions l’argile faite masque, et l’iraka fait ventre, la caña brava faite chapeau. Mais nous n’avions jamais fait ça! Après maintes offrandes à la forêts, tentatives vaines et têtes cassées, l’argile et le feu eux-mêmes nous ont guidé pas à pas. Les têtes, les mains, les pieds sont apparus, marqués par la flamme, nés de nouveau dans les cendres.

Les corps se sont tissés de bambou et de palmes. Et juste avant de prendre l’avion, les marionnettes étaient terminées, dans leur première phase tout du moins. Tekik, Ixt (chamán d’Alaska) du Peuple Tlingit de Alaska, et Etelvina, Ancienne du peuple Nasa.

Résidence au centre culturel Grain de Sel, Séné, Bretagne


Notre première résidence s’est réalisée à Séné, en Bretagne, au Centre culturel Grain de sel.
C’est là que, au bord du golfe du Morbihan, a commencé une nouvelle étape de la création.

Nous avons passé deux semaines à mettre à l’épreuve de la scène toutes les idées qui nous étaient passées par la tête, les matériaux que nous avions fabriqués, les textes que nous avions commencé à ébaucher en espagnol et à traduire en français.

Nous avons découvert les nouveaux masques au plateau, l’Homme moderne et le Cerf-conteur se sont retrouvés, les marionnettes sont sorties de notre valise. Face à la force du masque de l’Homme Moderne, et au besoin de transformation des espaces des différents contes, nous avons simplifié notre scénographie, et l’avons finalement réduit à une immense feuille de papier blanc.

Durant ces deux semaines, notre amie et marionnettiste Chloée Sanchez nous a accompagné en tant que regard extérieur pour observer avec nous les premiers pas du Cerf sur le grand plateau du théâtre. Avec patience, confiance et beaucoup d’amour, elle a déniché dans nos mouvements désordonnés des pistes précieuses, guidé nos mots et gestes, agrandi nos esquisses timides, et piégé en embuscade la poésie dans les personnages et les histoires.

La rencontre avec le public a été périlleuse, fragile et fort intéressante. Cela nous a permis de nous rendre compte de la nécessité de concrétiser certaines images. Mais aussi et surtout de nous poser des questions fondamentales. Que ressent un public français face à la figure archétype de l’Homme moderne? Que lui renvoie les histoires de colonisation et de résistance à cette colonisation? Certaines images qui étaient pour nous très claires étaient plus confuses pour certains spectateurs… Les allusions à la colonisation pouvaient être ressenties comme violentes pour d’autres… Nous avons pris conscience de manière extrêmement forte que chaque public était situé dans un contexte, une histoire, une position dans la grande Histoire des peuples et des dominations, et qu’il n’était pas si simple de penser un tel spectacle pour des publics aussi différents que celui des communautés des Terres fertiles, et celui des bourgs européens. Mais n’était-ce pas là l’enjeu, justement, d’un tel rêve?

Résidence à la Batysse, compagnie l’Ateuchus, Pélussin, Rhône-Alpes

Notre seconde résidence s’est déroulée à La Batysse, lieu dédié au Arts de la Marionnettes co-dirigé par la compagnie l’Ateuchus à Pélussin, en région Rhône-Alpes, projet grâce auquel nous étions soutenus économiquement pour 10 jours de travail au plateau dans le cadre de l’appel à Résidence d’artistes. Notre super production familiale nous avait transporté en voiture depuis la Bretagne et s’occuperait de notre rejeton le temps nécessaire à cette seconde étape de création.

La Batysse n’était en rien un lieu inconnu pour nous. L’amour et l’intérêt pour l’art des marionnettes que nous partageons avec Gabriel Hermand-Priquet de la compagnie l’Ateuchus nous avaient amené à plusieurs reprises jusqu’à cette ancienne bâtisse transformé en musée dans les contrebas du Mont Pilat. C’est encore le vent qui nous a reçu cette fois-là, allant et venant par bourrasques, jouant à faire tomber les dernières feuilles de l’automne du grand tilleul planté au milieu de la cour intérieure.

Nous avions décidé de dédier cette résidence à l’écriture marionnettique: travail d’écriture des contes, écriture en mots et surtout en mouvements. Nous avons donc préciser la scénographie de la pièce pour pouvoir mettre à disposition des marionnettes des espaces plus précis et solides que l’immense feuille de papier blanc.

Dans la cour de la Batysse, toutes les feuilles du tilleul étaient maintenant tombées et volaient en tourbillons. Il faisait un froid glacial, et de petits flocons de neige tourbillonnait comme les feuilles. Le mont Pilat était tout blanc.

Gabriel était arrivé en même temps que la neige, avec son enthousiasme et sa fascination des marionnettes. Durant quatre jours nous avons travaillé sous son regard de marionnettiste passionné, hors pair, précis et bienveillant à écouter le papier, écouter les marionnettes, s’écouter tous les deux en scène. Il nous a guidé dans une écriture entre mouvements et mots, où chaque langue a sa place et son espace. Que les mots ne cherchent pas à tout expliquer, que les marionnettes vivent au présent et racontent silencieusement.

Et c’est dans une bourrasque de vent qu’est arrivé le public dans la petite salle de répétitions pour l’apéro rencontre cher à la Batysse. Ce soir-là, 25 personnes ont alors accompagné le tout premier voyage de Tekik, ikt (chamán) tlinglit (Alsaka) à travers le temps, se perdant et se retrouvant entre les monts enneigés d’Alaska, alors que la cour intérieure se couvrait de flocons blancs. Les regards brillaient à la fin de la petite présentation, signe que Tekik avait commencé à exister.

Paris, avec Clara Guenoun, compagnie Les gens qui content
Nous avons ensuite travaillé une journée à Saint-Denis avec Clara Guenoun, conteuse de la compagnie Les gens qui content. Avec son enthousiasme aimant et son énergie débordante, Clara a écouté les histoires en chantier des Contes du Cerf et les a guidées pour que les mots éclosent, que le rythme de la parole soit comme une musique, et les émotions des acteurs puissent se partager aux bons moments. Elle nous a ainsi transmis quelques clés très importantes de l’art du conte, et surtout, la grande envie de continuer l’aventure.

Résidence au Grandiloquent, salle de la compagnie Les Arts paisibles, Melrand, Bretagne

La dernière résidence de cette saison en France s’est déroulée dans la campagne du centre Bretagne, à Melrand, dans la salle de théâtre de la Compagnie Les Arts Paisibles appelée Le Grandiloquent, une ancienne grange transformée en théâtre.

Durant une semaine, nous nous sommes mis à la tâche de construire et répéter sommairement une première maquette initiale de la pièce composée de la partition en mouvements de l’Homme moderne et des deux premiers contes, celui de Tekik et celui d’Etelvina. Chaque matin, après un délicieux café-pain d’épices partagé avec nos hôtes Catherine et Lionel, nous rejoignions la grange pour nous mettre à l’ouvrage. Nous avions sans doute sous-estimé notre tâche et le rythme fût très soutenu.

La présentation de fin de résidence était prévue le 21 décembre, jour du solstice d’hiver. Un public nombreux a rempli la petite salle du Grandiloquent. Devant les yeux des spectateurs, l’Homme moderne se débattait à un rythme effréné entre son réveil, son ordi et son oreiller; dans ses rêves, le conteur à tête de cerf faisait sonner son tambour, Etelvina bataillait contre le monstre de la monoculture de canne à sucre, Tekik traversait l’Histoire, résistant à chaque époque de colonisation et puisant sa force des monts d’Alaska…

Les spectateurs ont pu ensuite nous faire part de leurs ressentis à la fin de la présentation, entre questions de compréhension, inconfort pour certains face à la figure de l’Homme moderne, et émotions fortes face aux histoires de résistance. L’échange fût riche.

Vous êtes des passeurs des récits, il faut surtout continuer… nous dit une spectatrice avant de partir. Nous nous gardons cette phrase au cœur pour continuer ce voyage qui ne fait que commencer… Et puis maintenant, c’est sûr, nous viendrons collecter ici des histoires de résistance des peuples des « terres antiques » qui continuent de rêver que le cerf et d’autres êtres puissent de nouveau courir librement à travers les forêts.

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Remerciements infinis à:

Laurence Pelletier

Hélène Martin, Centre culturel Grain de Sel

Chloée Sanchez -cie Ruska

Gabriel Hermand-Priquet -cie l’Ateuchus

Hélène Martel -cie l’Ateuchus

Clara Guenoun -cie Les gens qui content

Catherine Dartevelle et Lionel Épaillard -cie Les Arts paisibles

Avec le soutien de:

Centre culturel Grain de Sel, Séné, Bretagne

Compagnie l’Ateuchus

La Batysse, lieu dédié aux Arts de la marionnette, Pélussin, Rhônes-ALpes

Compagnie Les Arts Paisibles

Le Grandiloquent, Melrand

Et la Production familiale de rêve, logistique et affective:

Chantal, Olivier, Mariette, Johan, et Martin

Fouillis de bruits, bruissements de feuilles. C’est une bande de petits singes à tête blanche. Drôles et tendres comme des singes. Du haut de leur arbre, ils saluent notre cortège de petits cris et d’acrobaties de haut niveau. Sur une branche en contrebas, un iguane fait quelques pas, très doucement, de son rythme sûr d’animal vieux comme la Terre. On a le nez en l’air, la bouche ouverte, le cœur émerveillé. Les ami·e·s de la Comunidad de Paz nous regardent en riant, se moquant gentiment de notre étonnement béat de citadines et citadins occidentaux. La compagnie des singes, des iguanes, des aras, des tigrillos… c’est chose commune, ici. Nous reprenons notre marche au milieu des blagues qui fusent, essayant de rattraper le cortège des enfants courant en ribambelle, de Blacho et sa guitare, des anciens et des anciennes, des jeunes tenant les banderoles peintes de couleurs vives…


* Non à la privatisation de l’eau, oui à la protection de nos rivières

Aujourd’hui, le 23 mars 2023, jour du 26ème anniversaire du début de leur résistance en communauté, les membres de la Comunidad de Paz ont décidé de réaliser une marche le long de la rivière de la Serranía del Abibe. C’est la veine principale de leur territoire, ce territoire qu’ils habitent et défendent avec tant de ferveur depuis 26 ans. Territoire qui aujourd’hui est menacé, plus que jamais.

La nouvelle est tombée, tranchante et sèche, il y a quelques semaines.

Pas d’étonnement, rien de nouveau. C’est la sentence murmurée depuis tant d’années, enfin prononcée à haute voix. Le lien de causes à effets de deux décennies de massacres, de déplacements, de non-lieux, de non-dits, de persécutions, d’injustices. Le pourquoi de cet acharnement pour priver les paysan·ne·s de leurs terres. Et priver cette terre de ses habitant·e·s, des ses aimant·e·s, de ses défenseur·se·s. 8 projets d’extraction minière ont été signés dans la Serranía del Abibe. Du sable et des roches à transformer en ciment. Du ciment pour construire le tout nouveau port Antioquia. Port d’où seront exportés du calcaire et du charbon. Du calcaire et du charbon qui seront eux aussi arrachés au fleuve, aux montagnes, à la terre. Pour aller grossir les bénéfices de quelques entreprises nationales et transnationales.

La nouvelle, bien qu’attendue, nous laisse abasourdi·e·s. Dans l’oreille semble bourdonner le bruit des machines qui se rapprochent et qui pourraient très bientôt faire taire les singes à tête blanche et couper court à la marche millénaire des iguanes.

Mais les cris des enfants nous rappellent au présent. Notre cortège bariolé et bruyant se fraie un chemin à travers bois et hameaux pour arriver jusqu’à l’orée de la vallée. Le pas des membres de la communauté est sûr et rapide. Leurs pieds connaissent chaque caillou du chemin. Ce territoire, c’est leur maison. Nous descendons dans le lit du fleuve, large, très large. Au sol, les grosses pierres, les cailloux, le sable; l’eau tiède qui caresse les pieds nus et baigne les petits. À l’horizon, les montagnes couvertes d’arbres grands, gros, anciens. Dignes et fiers. Qui paraissent invencibles. Volenderas, Yarumos, Arból del pan, Guayacan, Mano de oso, autant de toits pour tous les oiseaux qui panachent le ciel… Nous sommes si petit.e.s tout au milieu. Faisant partie.

Plus loin les machine sont déjà entrées. Le lit est tout retourné. D’immenses tas de chaque côté escortent un mince filet d’eau au milieu, semblant l’inciter de leur hauteur à filer droit, à ne pas faire trop de remous. Mais on n’empêche pas l’eau de courir, tout comme on n’empêche pas les paysan.nes d’aimer et de travailler leur terre. En tous cas, pas ceux-là, pas celles-là, qui choisissent depuis 26 ans de braver la mort, la torture, l’humiliation pour continuer à habiter leur territoire, la Serranía del Avive.

Une des banderole flotte au vent, dans la mélodie du chant de Blacho.

Nous créons autonomie et liberté pour défendre la vie et faire communauté.

Cela fait déjà trois semaines que nous sommes arrivé.e.s à la Comunidad de Paz. Giovanna, Francois, Ana, Myriam, Jorge, Perrine, Nehuen, nos trois tonnes d’envies d’apprendre, de rencontrer, de créer, et cet objectif petit et grand à la fois, comme un prétexte pour se réunir et construire: créer une pièce de théâtre avec la troupe de théâtre de la Comunidad de Paz, pour la présenter le jour de l’anniversaire de la communauté.

Pour cette deuxième année, le sujet de la pièce est très vite arrivé. La troupe de la communauté l’a formulé comme une urgence. Raconter ce qui se trame pour cette vallée, pour ce fleuve, pour cette communauté. Ce qui se trame maintenant et depuis des années: laisser place nette pour l’exploitation des entreprises à l’appétit sans fin. Nous nous sommes donc mis à l’ouvrage, petit.es et grand.es.

Trois semaines de rencontres chaleureuses et enthousiastes. Constructions de masques faits des calebasses des arbres de la communauté ; cercles de danse déjantés pour rire et se chauffer ; montagnes de cartons pour jouer, découper, peindre ; défilés de personnages étranges et inquiétants ; orchestres magiques pour porter la voix; jeux pour prendre confiance ; peintures géantes pour représenter les montagnes vertes de l’Avive, les champs de cacao et de maïs, les maisons où être heureux, le fleuve où se baigner…

La toute nouvelle « Maison des rêves », espace construit spécialement pour toutes les activités culturelles de la communauté, a fait salle comble à l’occasion de la présentation de la pièce. Silence et attention absolues dans le public. Des rires, des larmes, de l’admiration, des applaudissements, longtemps.

On ne vous racontera pas la pièce parce qu’on espère que vous la verrez un jour. On vous dira seulement que c’est un hibou visionnaire et un perroquet bavard qui y racontent l’histoire ; que l’on y voit des paysan.e.s qui pêchent, qui chantent, et qui vivent contents ; des gens bizarres aux casques jaunes qui mesurent tout ce qu’ils voient, et confondent poissons et charbon ; un certain Paramillo qui offre des tongs en échange d’une signature ; des fusils dans l’obscurité ; des bougies allumées, à l’instar de la communauté; une réunion au sommet entre gens masqués ; un futur dystopique pas si dystopique où les machines dévorent les montagnes et le fleuve se transforme en route… On vous dira aussi que cette histoire n’est pas finie.

Les machines arriveront-elles à couper court au pas millénaires des iguanes? Le fleuve se transformera-t-il en route?

La seule chose que nous savons c’est que si nous donnons des porte-voix au hibou et au perroquet, si nous faisons voyager ce paysage tellement vivant de l’Abibe, si nous ébruitons la menace qui pèse encore et toujours sur la communauté et son territoire, c’est un grain de sable de plus dans la chaussure des puissants; une mélodie que colporte le vent contre l’imaginaire dominant; un tout petit peu d’eau versée dans le réservoir des machines, pour enrayer le supposé progrès et faire se tordre de rire les petits singes au pelage blanc.

Ont participé à ce projet:

Francois Bonté
Giovanna Di filippo
Ana Mejía-Eslava
Jorge Agudelo Echeverry
Perrine Capon
Myriam Cheklab

Comunidad de paz de San José de Apartado: Située dans l´Uraba Antioqueño, en Colombie, cette communauté a été créée en 1997, au beau milieu de la guerre par des centaines de paysans et paysannes pour résister à l´exil forcé causé par la violence perpétuée par les forces militaires et paramilitaires. La communauté de paix a été créé pour pouvoir rester sur les terres et empêcher qu´elles soient exploitées par les entreprises d´extraction minière. Complètement autonome de toute aide gouvernementale, la communauté est basée sur le travail collectif et organique de la terre, la prise de décision en assemblées, la non-violence et la non-participation à la guerre. La communauté a fêté ses 27 ans en mars dernier, quelques jours après l’assassinat de deux de ses membres, Nallely et Edinson. Ce sont plus de 300 victimes qui sont commémorées chaque année.

Projet soutenu par l’organisation Non Violence XXI

Illustrations de Ana Mejia Eslava, Les Éditions du Carnet d’Or

Les créatures humaines construisent des fauteuils somptueux pour s´ assoir loin de la terre.
Savent-ils que, cherchant à s´élever, ils sont en train de chuter?
Si l´homme a peur de s´ assoir sur la terre, quelque chose de mauvais est arrivé à son âme.

Liliana Bodoc, La Saga de los Confines, Los días del fuego.

On pourrait commencer par dire que Les contes du cerf c´est une pièce de théâtre de marionnettes et de théâtre de masque.

Mais en vérité, c´est une pièce à propos de la Forêt.
À propos de la Forêt et son ennemi.

À propos des peuples qui ont toujours vécu en famille avec leur entourage et aussi à propos de ce qu´on appelle Civilisation, ce mot inventé et répété dans le sang depuis quelques milliers d´années, et qui cherche à modeler le monde selon ses lois d´avidité et de confort.

Et à l´intérieur de nous, les deux: la Forêt et son ennemi. L´intuition de faire partie d´un monde sauvage et infini et en même temps un quotidien rempli de préoccupation matérielles et d´objets… civilisés.

Dans une ville blanche, dans une chambre blanche, se trouve un homme blanc éduqué pour rêver un monde blanc où tout est planifié et ordonné. Son rythme est celui de l´horloge, mécanique et artificiel.

Mais même dans le Château fort le plus calfeutré, il y a des brèches. La nuit, ses rêves échappent au contrôle de son mental rationnel, et deviennent la fenêtre où se glisse le monde du Cerf pour lui parler de temps différents: les temps sans temps des peuples des terres fertiles1 qui sont encore là, résistant de multiples manières à l´invasion de leur territoire physique et imaginaire. Des peuples qui continuent de faire famille avec chaque élément du cosmos, et à tisser l´Abya Yala1.

Mais… Pourquoi le cerf?
Une des sources d´inspiration de la pièce est la triologie La Saga de los Confines écrite par l´auteure Argentine Liliana Bodoc. Selon ses propres mots: « La figure du Cerf fait référence à une vision du monde, une manière de vivre et de mourir. L´armée du Cerf c´est le peuple originaire des Terres Fertiles luttant contre ses envahisseurs.” Le cerf est présent dans tout le continent comme un animal plein de compassion et de sagesse lié à la Forêt.

Le voyage
Les Contes du Cerf est une pièce qui se créé en voyageant, en rencontrant les différents peuples, en écoutant leurs histoires de résistance, et en leur racontant à travers du théâtre les luttes connues sur la route. C´est une pièce qui se créée et se représente comme un troc de récits d´espoir: une histoire contre une autre, pour colporter la voix du cerf, la voix de la forêt; pour aider à tisser la narration de la résistance tout au long du continent.

C´est une pièce comme un casse tête, ou plutôt comme un assemble-coeurs: ce n´est jamais la même, elle n´a pas de fin. Elle grandit grâce à chaque nouveau récit, elle se transforme au fil du voyage.

En 2019, nous avons réalisé notre premier voyage à Sitka, Alaska. Nous y avons réalisé notre première résidence de création. Alors que nous étions en train de créer les premiers esquisses du monde de l´Homme blanc, nous avons connu le peuple Tinglit, ses luttes, et ses chants qui continuent de résonner dans les forêt de pluie.

Et nous voilà maintenant dans notre maison dans le Cauca, accueillis et entourés de la communauté Nasa, en train de rêver, dessiner, fabriquer une marionnette de cerf taille réelle fait de matériaux naturels. Nous planifions aussi notre prochain voyage pour rencontrer le Peuple Uwa, dans la Sierra Nevada de Cocuy.

En ce moment, cette création n´a pas de soutien financier, et est donc autogérée. Nous faisons donc appel à notre réseau d´amitiés pour soutenir la suite de l´aventure. Grâce à votre soutien, nous espérons pouvoir aller rencontrer le peuple Uwa et terminer la première étape de la création de la pièce qui ouvrira le chemin au Cerf pour continuer son voyage!


Ce projet tend à voyager tout au long du continent de l´Abya Yala pour visiter différents peuples de la terre et collecter des histoires, des chansons, des symboles qui alimenteront la voix du Cerf dans les rêves de l´Homme blanc. Cette voix, c´est la voix de nos Anciens et de nos Anciennes, c´est aussi la voix de la Forêt qui veut que l´humanité se reprenne.

  1. Abya Yala en lengua del pueblo Kuna es traducido como Tierra en florecimiento o Tierras Fértiles; éste nombre ha sido adoptado por distintos pueblos originarios del continente para reemplazar el nombre europeo de América eliminando así las fronteras imaginarias entre Norte y Sur. [] []

Nous sommes actuellement en train de construire une marionnette de cerf taille réelle en matériaux naturels pour la pièce et de planifier le prochain voyage des Contes du Cerf chez le peuple Uwa dans la Sierra Nevada del Cocuy. Vous pouvez nous soutenir à travers de ce lien.

Création collective avec le processus de formation culturelle nasa Kiwe Uma

« Cher·es élèves de l´école Ad Astra,
Vous dites que la Terre va se détruire, que ce sera la fin du monde. Et c’est pour cela que vous voulez aller sur Mars, pour conquérir et coloniser comme vous l’avez fait ici. Nous, nous vous saluons depuis les entrailles de Tierradentro, en Colombie, sur notre Terre-mère.”

Voilà comment commence la lettre que les enfants et jeunes du processus de formation culturelle Kiwe Uma ont écrite aux élèves de l’école qu’Elon Musk -l’homme le plus riche du monde- a créé pour ses enfants. Cette lettre est l’axe central de la nouvelle pièce de théâtre que nous sommes en train de créer avec elles et eux depuis 2021.

Cela fait maintenant cinq ans que nous cheminons avec Kiwe Uma (voir Thi en thu skaw, voir Kiwe Uma) et cette pièce en préparation est la troisième du répertoire, et la plus ambitieuse ! Et oui, c’est que ces jeunes-là ont de l’énergie à revendre, et mettent le paquet, chacun et chacune selon ses goûts et ses talents. L’une peint la toile du décor pendant que l’autre peaufine l’écriture d’un paragraphe de la lettre ; certains improvisent une scène pendant que d’autres construisent la scénographie en bois ; d´autres encore travaillent à l’animation des marionnettes… C´est très beau de voir à quel point ils et elles assument la responsabilité des différents rôles nécessaires à la construction d’une pièce de théâtre. Il y a l’équipe des lumières, l’équipe du son, celle de la scénographie… Le théâtre navigue dans le territoire comme un mode d’expression de la communauté, une manière ludique et artistique de raconter le Nasa Üus ou cœur nasa. Parce que, comme vous le savez déjà, ce sont ces enfants et ces jeunes qui écrivent la pièce, à partir de leurs propres ressentis et de toute la matière que nous collectons durant la phase préliminaire de recherche.

La recherche

Mais d’où sort Elon Musk ? Quel est le rapport avec Kiwe Uma ?

Tout a commencé avec Gentil Wejxia -un des fondateurs du processus- lors d´’ne discussion autour du livre En Ausencia de lo sagrado dans lequel l’auteur Jerry Mander, met en parallèle l’échec de la Technologie et la survie des peuples autochtones. Dans ce livre, datant des années 90, sont passées en revue les dernières technologies, en faisant une analyse profonde de leurs implications et conséquences, laissant de côté l’optimisme habituel avec lequel se traite chaque innovation technologique. Écrans, colonies spatiales, ingénierie génétique et moléculaire, intelligence artificielle sont normalement présentées comme des solutions prometteuses pour l’avenir de l’humanité et du monde, alors qu’elles sont toujours au service d’entreprises qui n’ont d’autre fin que le bénéfice économique, faisant fi de toute autre dimension de la vie.

Le sujet nous a paru très intéressant et nous avons donc décidé en accord avec l’équipe de Kiwe Uma que cela devienne la thématique de base pour cette création. On a alors commencé à travailler avec les enfants et les jeunes en nous posant tout un tas de questions sur la société moderne et ses technologies. On a fait des recherches et on a compris ensemble que la modernité s’est développée en détruisant les peuples autochtones et leurs visions du monde. On s’est rendu·es compte que la colonisation et la domination étaient la base de cette société. On est aussi tombé·es sur tout un tas de processus de résistances à cette vision hégémonique, partout dans le monde. Pendant nos pérégrinations de recherche, on a connu l’existence d’Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, et de son projet de faire une colonie sur Mars avec SpaceX, l’une de ses principales entreprises. La colonisation de Mars commencerait en 2050, et, selon Elon Musk, il s’agit d’un projet philanthropique et écologique qui permettrait de protéger la vie sur Terre face aux futures guerres et à l’effondrement environnemental. On avait là un bel exemple de ce que décrivait Jerry Mender. Et cela nous a paru tellement absurde et exagéré qu’on a décidé très rapidement de l’utiliser dans la pièce de théâtre.

Un peu plus tard est apparu Ad Astra comme la cerise sur le gâteau. Ad Astra : l’école créé par Elon Musk pour ses propres enfants, et celles et ceux des employé·es de son entreprise d’exploration spatiale. Une école dans laquelle les enfants ne sont pas séparé·es en fonction de leur âge ni de leur niveau ; dans laquelle il n’y a pas de notes, ni de salles de classe… comme à Kiwe Uma ! Mais Ad Astra est une école qui défend et représente tout l’opposé du processus de formation Kiwe Uma. Alors qu’à Ad Astra, il n’y a aucun cours de langue, puisqu’il est prévu que les ordinateurs pourront bientôt traduire toutes les langues en temps réel, à Kiwe Uma la transmission de la langue nasayuwe est l’un des éléments principaux puisque c’est l´essence de la vision du monde et de la culture nasa. Alors qu’à Ad Astra les principales matières enseignées sont les langages de programmation informatique, la construction de robots, et la gestion d’entreprises, à Kiwe Uma, la formation est basée sur la transmission des tissages traditionnels, du travail de la terre, de la musique, et des autres arts intrinsèquement liés à la spiritualité, c’est-à-dire à la relation avec la Terre Mère. En bref, l’essence de chacun de ces processus et leur antagonisme profond peut se comprendre très vite rien que dans leurs noms : alors que Kiwe Uma signifie Terre Mère en nasayuwe, Ad Astra signifie Jusqu´aux étoiles en latin. Ils veulent coloniser Mars alors qu’à Kiwe Uma, nous voulons nous reconnecter à la Terre Mère.

La lettre

Face à cette opposition, drôle et terrible à la fois, nous avons eu l’idée d´écrire une lettre aux élèves d’Ad Astra, pour leur parler de Kiwe Uma, et faire une petite révision historique au passage. Cette lettre, ferme et puissante, ce sont les enfants et les jeunes de Kiwe Uma qui l’ont écrite, parfois par le biais de la parole orale, parfois derrière l’ordinateur. On a été subjugué·es de la clarté et de la pertinence de leur vision alors qu’on tapait sur le clavier les paroles si précises et si belles qu’ils et elles nous dictaient. Cette lettre démontre que la société moderne a été bâtie grâce à la destruction de la Terre Mère, mais affirme surtout qu’il existe d’autres manières d’habiter le monde, que les peuples autochtones et leurs visions du monde ne sont pas morts, qu’ils continuent à résister. Cette lettre, c’est une manière de montrer l’essence de la proposition éducative de Kiwe Uma : le soin des graines, de la vie, de la Terre Mère. Une manière de démontrer que les connaissances sont encore vives et continuent à se transmettre. C’est une lettre ouverte au monde pour appeler à réfléchir à cette voie folle qu’emprunte l’humanité, cette voie de destruction et de mort mais surtout, il s’agit de mettre en lumière cet autre chemin possible, celui de l’harmonie avec la Terre Mère.

La pièce

Pour mettre en scène cette lettre, nous avons réuni différentes techniques : théâtre de marionnettes, théâtre d’ombres, jeu d’acteur. La lettre constitue le fil rouge de la pièce, et entre chaque morceau de lettre se jouent des scènes avec différents personnages.

D´un côté, nous avons le Curé, Colomb, et la Reine, qui sont déjà des personnages récurrents dans les pièces de Kiwe Uma, accompagné·es de Musk et de ses Assistants. Vous rirez des caprices que fait la Reine pour avoir de l´or, puis du sucre, puis de la cocaïne ; vous prendrez peur face au Curé et à son école esclavagiste qui abrite un musée secret ; vous reconnaitrez l’ambition maladive de Colomb qui termine en vendeur de crédits carbone et les publicités futuristes de Elon Musk et son rêve technologique. De l’autre côté, nous avons les nasas. Avec elles et eux, vous connaitrez le récit du tissage du monde et la vie en harmonie, vous revivrez la conquête et les guerres de libération, vous suivrez, pas à pas, les étapes de la culture du maïs et vous entendrez la musique qui allègre les esprits.

Dans cette pièce, nous traversons les temps et les espaces. Parfois, nous sommes ici, dans le Cauca, puis nous nous retrouvons dans le Palais de la Reine d’Espagne, ou dans la station de lancement de fusées de Elon Musk. Parfois, nous sommes dans le monde d’aujourd´hui, à débattre dans la maison de Kiwe Uma. Parfois, nous nous retrouvons dans le passé, pour apprendre de ces schémas qui se répètent sans fin. Schémas de domination de la terre et des gens, d’hégémonie d’une manière unique de penser : blanche, cartésienne, malade d’ambition. D’autres fois encore, nous sommes dans un futur pas si futur, imaginant jusqu’où pourrait arriver l’absurde : vivre dans des villes artificielles, vendre sa mère, parier sur l’extinction de l’ours polaire… Coloniser Mars…

Cette pièce met en scène avec beaucoup d´humour, mais aussi avec la gravité que cela mérite, cette bataille d’idées, de ressentis et de mondes, entre ceux et celles qui respectent et prennent soin de la Vie et ceux qui la détruisent. Entre ceux et celles qui nous sentons comme faisant partie de Kiwe Uma, et ceux qui se croient supérieurs par leur humanité. Entre ceux et celles qui voulons nous enraciner chaque jour un peu plus, et ceux qui rêvent de fusées et qui les envoient loin, toujours plus loin.

Il nous reste encore un peu de travail de répétitions pour que la pièce trouve le rythme juste, mais nous espérons pouvoir la jouer très bientôt, avec les enfants et jeunes de Kiwe Uma, devant de nombreuses communautés, pour que la voix de Kiwe Uma et sa proposition de défense de la vie continue à essaimer par tous les vents du territoire.

« Alors que vous, vous voyez la Terre comme un objet, nous, quand on voit notre maman souffrir, on souffre aussi avec elle. Alors on va continuer à l’aimer et à prendre soin d’elle, pour lui montrer que nous, on ne pense pas comme vous. On va continuer à parler avec elle grâce à notre spiritualité et à la rendre plus forte. Alors que vous, vous la détruisez, nous on la chouchoute en semant des plantes et des aliments qui la rendent belle et qui nous rendent vivant·es. »

Proceso de formación cultural Kiwe Uma: Kiwe Uma, c´est un processus de formation de la communauté nasa, pour les enfants et pour les jeunes, situé à Tierradentro, dans la Cauca, en Colombie. Kiwe Uma a été créé par des parents suite à leur décision de retirer leurs enfants de l´école gouvernementale, qui, selon eux, reproduisait la colonisation et l´extermination de la pensée du peuple nasa, et son lien à la terre. Cela fait neuf ans que Kiwe Uma chemine selon une proposition pédagogique qui part du « sentir nasa ». Les enfants et les jeunes y apprennent à se relier avec la Terre Mère à travers du travail du tul (potager nasa), du tissage, de la musique.

Télécharger la lettre complete de Kiwe Uma aux enfants de Ad Astra